142 - Géologie alpine, t.66, p. 39-55.

Version du 21.11.90


Les décrochements et leur place dans la structuration du Massif de la Chartreuse (Alpes occidentales françaises)

par Maurice GIDON*
* Laboratoire de Géologie Alpine associé au C.N.R.S. (URA 69)
Université Joseph FOURIER, INSTITUT DOLOMIEU, 15 Rue Maurice GIGNOUX, 38031 GRENOBLE CEDEX, FRANCE

 

Résumé : Un examen d'ensemble des données concernant les décrochements de ce massif conduit à en souligner et à en analyser plusieurs caractéristiques remarquables : Médiocre continuité de leur extension transversale et amortissement d'E en W par diffusion de leur rejet sur de multiples plans. Existence et signification de la composante verticale de leur rejet. Manque de rectilinéarité de leur traçé, qui présente diverses réfractions, tant à l'échelle du massif que dans le détail (une attention particulière est portée sur l'interprétation de ce dernier point).

On s'interroge enfin sur les relations de ces structures avec les plis et chevauchements présents dans le massif. La conclusion est que le jeu des décrochements a suffisamment interféré avec l'édification des autres structures pour que l'on doive les considérer, à tout le moins, comme contemporains des ultimes étapes de la formation de ces dernières.


 


 

Fig.1 - Schéma structural d'ensemble du massif de la Chartreuse (d'après les levés de l'auteur).

 

Seules les cassures les plus importantes (au nombre de 7) ont été nommément désignées. Les failles sénestres, de la famille antithétique conjuguée, n'ont pas été indiquées, notamment en raison de leur rejet insuffisant.

 

On remarque particulièrement trois aspects de l'organisation structurale qui sont discutés dans l'article : le changement de l'azimut moyen des failles entre l'E et l'W du massif, l'azimut très méridien des plis de la moitié W de la Chartreuse orientale et leur obliquité sur la surface de chevauchement qui limite cette dernière du côté W.

 

 

 

Fig.2 - Carte schématique d'ensemble montrant le contexte régional des plis et décrochements de la Chartreuse.

 

Les chevauchements de Chartreuse tendent à s'orienter parallélement à l'azimut de la limite cristallin sédimentaire. Il en est de même pour le Grésivaudan et, globalement, pour les corniches calcaires qui le bordent du côté chartreux, en dépit des irrégularités de détail de leurs contours cartographiques, qui sont induites par les plis et décrochements : on peut donc dire, par conséquent, que les plis de la Chartreuse orientale s'inscrivent sur une surface parallèle à celle du flanc W du massif de Belledonne.

 

Puisque d'autre part les axes de ces plis s'écartent d'une vingtaine de degrés de cet azimut, dans le sens antihoraire, ils sont nécessairement inclinés vers le N.

 

L'obliquité des plis par rapport aux autres structures, que souligne cette figure, suggère évidemment l'intervention d'un coulissement dextre entre Belledonne et le front de la Chartreuse (c'est à dire la faille de Voreppe). C'est là une observation qui vient à l'appui de l'idée selon laquelle les dernières déformations plicatives et les décrochements seraient contemporains.

 

 

 

Fig.3 - Bloc tectonogramme schématique de la Chartreuse orientale.

 

On note la divergence, en direction du N, des axes de l'anticlinal de Perquelin et du synclinal oriental.

 

Les demi-flèches transversales dessinées à l'aplomb du Grésivaudan indiquent le déplacement sur les décrochements. Leur inclinaison vers l'W symbolise celle de ce déplacement. Le carton en haut à gauche montre comment cette inclinaison explique la composante de rejet vertical. Ce schéma illustre également le fait que les décrochements peuvent être associés à un cisaillement tangentiel de la couverture, parallélement à l'interface sédimentaire / cristallin du toit du massif de Belledonne.

 

Les demi-flèches N-S expriment l'hypothèse d'un déplacement dextre de la couverture située à l'aplomb du massif de Belledonne (et peut-être ausi du socle de ce massif) par rapport à celle située sous le chevauchement frontal de la Chartreuse orientale (voir la légende de la fig.2).

 

 

 

Fig.4 - Carte simplifiée du versant NW du Charmant Som.

 

Les fractures mineures, bien mises en évidence par le décalage des limites (toutes subverticales) des bandes d'affleurement de l'Urgonien, ne traversent pas la bande de Sénonien : de part et d'autre on trouve bien un motif de fracturation analogue mais il n'y pas correspondance exacte entre les cassures. Le traçé du décrochement de l'Oursière, dont le rejet horizontal excéde pourtant 200 m, est lui-même perturbé par cette traversée de la bande de Sénonien.

 

Noter le crochon dextre affectant les deux contours de la bande de Sénonien en bordure de ce décrochement : l'azimut de la faille du Grand Poyat, N180° ailleurs, tourne là jusqu'à N25° (cet accident longitudinal, sans doute oligocène voire plus ancien, est en tout cas antérieur au pli du Fournel et au décrochement de l'Oursière).

 

Dans le Sénonien, le tracé de la faille sénestre représentée au S du Fournel, est probable mais insuffisamment étayé, par manque d'aflleurements.

 

Le cadre tireté, autour de la Fontaine de l'Oursière, délimite le secteur représenté plus en détail en fig.7.

 

 

 

Fig.5 - Tectonogramme schématique, montrant la déformation du synclinal chartreux oriental par le décrochement de l'Alpette .

 

L'anticlinal (de taille hectométrique) de la Porte de l'Alpette doit visiblement être interprété comme un crochon de coulissement, au même titre que le rebroussement synclinal des couches au col de l'Alpette.

 

 

 

Fig.6 - Tableau des azimuts cartographiques des failles dextres (d'après les levés de l'auteur), mettant en évidence la dispersion de leurs valeurs et les phénomènes de "réfraction" de détail, bien étayés sur diverses failles. Les lignes barbulées, notées ?, situent l'intersection avec le chevauchement frontal de la Chartreuse orientale. La répartition en 3 colonnes des accidents représentés correspond aux secteurs distingués dans le texte.

 

Les cas de réfractions attribuables à de simples V topographiques n'ont pas été pris en compte dans ce tableau, sauf pour la faille de l'Alpe au S du Colleret, où le traçé cartographique a été remplaçé par l'azimut de la surface de fracture, déterminé par construction géométrique à partir de la cartographie. Dans le cas de la faille de Bellefond il n'est pas à exclure que la réfraction représentée de part et d'autre de Barbebison soit dûe à un tel effet topographique : en ce cas l'azimut réel de la faille serait de l'ordre de 30° pour l'ensemble du tronçon compris entre le chalet de Bellefond et le Roc d'Arguille.

 

 

 

Fig.7 - Carte de détail d'une portion du traçé du décrochement de l'Oursière (secteur des environs de la source de ce nom, traversé par le sentier qui fait accéder au Charmant Som depuis le col de la Charmette), d'après les levés de l'auteur..

 

Bel exemple de relai de fractures E-W, souligné par le double décalage en baïonnette de la faille du Grand Poyat. Noter le branchement à angle aigu de la faille E-W la plus méridionale, sans doute par l'intermédiaire d'un système de petites failles de Riedel R, au sein de la bande de Sénonien du Pré Batard (voir aussi fig.4).

 

Légende des notations : Eb. = Eboulis ; Se = Sénonien ; L = "lumachelle" de l'Aptien ; U.s. = masse supérieure urgonienne ; c.o. = couches à orbitolines ; U.i. = masse inférieure urgonienne ; B.i.= Barrémien inférieur ; H. = Hauterivien.

 

 

 

Fig.8 - Carte de détail des abords du col de Bovinant (d'après les levés de l'auteur).

 

Les accidents décrochants décalent les surfaces de chevauchement rattachables au chevauchement de la Chartreuse orientale (·) et à ses satellites locaux (@1 et @2). On y observe un certain nombre de relais en échelons. En outre certaines branches de faille s'incurvent en prenant progressivement une direction qui les raccorde insensiblement aux cassures chevauchantes. Ceci laisse à penser que les fractures de ces deux familles ont pu fonctionner conjointement et qu'une partie du rejet transverse peut avoir été converti en rejet oblique sur ces surfaces de chevauchement. En outre il n'y a pas identité des structures de part et d'autre de la zone de décrochement : à tout le moins le raccourcissement E-W parait plus important au N qu'au S.

 

La fracture principale est notée "D". On note une cassure sénestre conjuguée qui passe aux abords du col de Léchaud.

 

Légende des notations abrégées : voir fig.7.

 

 

 

Fig.9 - Schémas théoriques montrant comment l'azimut d'une faille oblique par rapport aux axes de plis peut subir des variations du fait d'un plissement transverse ultérieur.

 

Les azimuts cartographiques sont représentés dans la partie haute de la figure, pour des axes de plis supposés N-S, et les plis correspondants sont schématisés en coupe dans la partie basse de la figure.

 

1 = état initial ; 2 = état après plissement

 

- 2a, variation en fonction du raccourcissement global du secteur plissé : l'azimut se rapproche globalement de celui des axes de plis ;

 

- 2b, variation en fonction de la position par rapport à la charnière : l'azimut se rapproche de celui des axes de plis sur chaque flanc.

 

 

 

Fig.10 - Schéma cartographique théorique résumant le processus de pivotement régional invoqué pour rendre compte des variations d'azimuts des décrochements et axes de plis à l'échelle du massif entier et tout spécialement dans la Chartreuse orientale.

 

1/ Etape précoce : des plis prééxistants (sans doute anté-miocènes), constituant le prolongement méridional de ceux du Jura, commencent à être chevauchés par l'avançée du grand chevauchement des massifs subalpins (= chevauchement frontal des Bauges = chevauchement de la Chartreuse orientale). L'apparition des failles de décrochement peut être considérée comme une première réponse à l'obliquité de cet affrontement.

 

2/ Étape plus avançée : cette situation persiste et s'aggrave : celà entraine la naissance de la faille de chevauchement de Voreppe et, à sa faveur, le pivotement des plis jurassiens prééxistants (c'est à dire de la partie occidentale de la Chartreuse). La Chartreuse orientale, subissant toujours la même translation (induite par des poussées originaires de l'E), se déplace obliquement à son front (dans le sens dextre), ce qui crée des plis en échelons branchés sur ce dernier. Corrélativement sa partie W est entrainée avec les chaînons plus occidentaux dans leur rotation. Celà crée, dans le secteur d'articulation avec sa partie E, une distorsion progressive, par cisaillement sénestre dans le sens horaire, qui s'amortit donc d'W en E.

 

 

 

Fig.11 - Carte simplifiée montrant les rapports entre la réfraction du traçé de la faille et les variations lithologiques le long du décrochement de Bellefond.

 

Les terrains les plus compétents (calcaires plus ou moins massifs) sont en grisé.

 

Comparer avec la fig.12.

 

 

 

Fig.12 - Schéma en perspective, montrant la géométrie qui résulte de la déformation d'une faille de décrochement par un cisaillement dont l'angle varie selon la nature des niveaux stratigraphiques. La réfraction se fait selon des dièdres inclinés de la même façon que les couches.

 

Le cisaillement étant ici sénestre le traçé cartographique sera plus méridien (comparer avec la fig.11).

 

 

 

Fig.13 - Réfraction par "rotation interne" dans les compartiments séparés par les décrochements

 

A/ Carte simplifiée du flanc W de l'anticlinal médian, à l'W du couvent de la Grande Chartreuse. (d'après les levés de l'auteur) Les niveaux marneux, les moins compétents, sont ici en grisé ou hachuré.

 

Noter les "rebroussements" du traçé des failles. Il s'agit bien de décrochements dextres car les couches sont ici subverticales. Ces dernières manifestent, dans les niveaux les moins compétents, un amincissement au moins dans le rapport 1/2. Celui-ci est probablement dû en partie à l'étirement du flanc de pli (qui aboutit plus bas à son biseautage total).

 

B/ Interprétation par un pivotement de chacun des panneaux les plus compétents dans le compartiment intercalaire entre deux décrochements : 1 = état initial ; 2 = état final.

 

Un tel pivotement a été probablement induit par un effet d'entrainement (analogue à celui responsable des "crochonnement"). Il est probable que l'amincissement des niveaux les moins compétents a dû être aggravé par le cisaillement sénestre entre panneaux compétents impliqué par ce mouvement.

 

Le déclenchement du processus envisagé ici doit évidemment être facilité si une disposition analogue à celle de la fig.12 a été préalablement créée par un cisaillement global sénestre.